Quand on voit un être humain véritablement beau, ce qui
est très rare, ou quand on entend le chant d’une voix vraiment
belle, on ne peut pas se défendre de la croyance que derrière
cette beauté sensible il y a une âme faite du plus pur amour.
Très souvent c’est faux. Mais pour l’univers, c’est vrai. La beauté du
monde nous parle de l’Amour qui est l’âme de l'univers, comme pourraient le faire
les traits d’un visage humain qui serait parfaitement beau et qui ne mentirait
pas.
Il y a malheureusement beaucoup de moments, et même de longues
périodes de temps où nous ne sommes pas sensibles à
la beauté du monde parce qu’un écran se met entre elle et
nous, soit les hommes et leurs misérables fabrications, soit les
laideurs de notre propre âme. Mais nous pouvons toujours savoir
qu’elle existe. Et savoir que tout ce que nous touchons, voyons et entendons
est la chair même et la voix même de l’Amour absolu.
Encore une fois, il n’y a dans cette conception aucun panthéisme
car cette âme n’est pas dans ce corps, elle le contient, le pénètre
et l’enveloppe de toutes parts, étant elle-même hors de l’espace
et du temps elle en est tout à fait distincte et elle le gouverne.
Mais elle se laisse apercevoir par nous à travers la beauté
sensible comme un enfant trouve dans un sourire de sa mère, dans
une inflexion de sa voix, la révélation de l’amour dont
il est l’objet.
Ce serait une erreur de croire que la sensibilité à la
beauté est le privilège d’un petit nombre de gens cultivés.
Au contraire, la beauté est la seule valeur universellement reconnue.
Dans le peuple, on emploie constamment le terme de beau ou des termes
synonymes pour louer non seulement une ville, un pays, une contrée,
mais encore les choses les plus imprévues, par exemple une machine.
Le mauvais goût général fait que les hommes, cultivés
ou non, appliquent souvent très mal ces termes mais c’est une
autre question. L’essentiel, c’est que le mot de beauté parle à
tous les coeurs.
Simone WEIL, la beauté, 1951