François Cheng
Extrait de l'entretien de Francois Cheng
Mais encore : croyant ? incroyant ?
Ni l’un ni l’autre : adhérent. Quelque chose est arrivé, j’y adhère. Surtout je ne me situe pas par rapport à une institution. La voie taoïste me permet de me situer dans un contexte vrai et large ; le fait christique me permet de jauger les choses au niveau des êtres. J’essaie d’intégrer tout ce qui répond à mes interrogations quelle que soit la provenance. Elles me ramènent toujours à mes 8 ans et à l’année 1937. J’ai compris à jamais qu’il faut tenir les deux bouts. Si on me donne une vérité qui ne répond pas à la beauté absolue et au Mal absolu, ca ne m’intéresse pas. Je conserve un vieux fond de vision taoïste : la Voie, toujours. Je n’y donne pas trop de contenu mais je sais que la vie personnelle est une aventure. Cette voie est juste, c’est un enseignement, je lui fais confiance mais il n’est pas assez incarné. Il n’y a pas d’autre aventure que la vie, de l’inattendu à l’inespéré, la mort en fait partie. Par la suite, j’ai aussi rencontré la voie christique. Le Christ a relevé le défi : il a affronté le mal absolu et incarné le bien absolu, par le geste et la parole. J’ai les deux voies en moi. Pas de reniement mais une sorte de continuation vers plus d’amitié au sens où l’entend Simone Weil, d’incarnation, de geste, de reconnaissance, de signes, d’où ma rencontre avec saint François quand j’ai été à Assise. Mais si vous me demandez comment je conçois l’aventure de la vie, ma réponse restera marquée par mon vieux fond taoïste. Cette voie est fondée sur l’idée de transformation, mot-clé des Sonnets à Orphée de Rilke. Le devenir de l’univers vivant nous dépasse, ce n’est pas à nous d’en tirer les conclusions. A la fin de ses mémoires, Albert Schweitzer qui était pourtant chrétien, se montrait taoïste en ce qu’il faisait son critère de la question : est-ce dans le sens de la vie ?
(...)
C’est encore possible de s’émerveiller du spectacle du monde comme vous le faites dans vos livres ?
Puisque le moindre fait divers m’empêche de dormir, vous imaginez les massacres, les tueries de masse, les guerres… Je reçois beaucoup de lettres de lecteurs. Hier (n .d.l.r. : début janvier), j’en ai reçu de cinq personnes dont les enfants sont morts au Bataclan. La plus jeune victime avait 17 ans. Je ne me permets pas de répondre par des mots de consolation, jamais. Je n’en ai pas la qualité. Je réponds que je communie de tout cœur avec la personne qui m’écrit et avec sa fille ou son fils, que la lumière de sa jeune âme nous éclaire et nous guide si on est capable de ne pas oublier. Que ce soit les gens qui m’écrivent ou ceux qui m’arrêtent dans la rue, nul ne demande rien. Ils veulent juste parler, me dire qu’ils ont l’un de mes poèmes à une cérémonie, celui où il est dit qu’on n’a pas eu le temps de faire ses adieux. Nous avons actuellement, vous et moi, un échange d’esprit à esprit qui peut se transformer un jour en un échange d’âme à âme, quand je ne serais plus là, que vous repenserez à notre rencontre et qu’il en restera autre chose que ce que l’on s’est dit. Notre vraie vie, c’est l’itinéraire de notre âme.
Calligraphies de François Cheng, photo Passou, entretien avec Daniel Lefort
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