mercredi 10 avril 2019

Victor Hugo aurait-il pu sauver Emma Bovary ? Episode 2 (fiction)

Gustave Flaubert
7h  du mat',  il a des frissons.  Seul dans son lit, dans ses draps blancs froissés, c'est l'insomnie. Il perd la tête et ses cigares sont tous fumés dans le cendrier. C'est plein de papiers et de tasses de thé, il est tout seul.  Chemise ouverte, cheveux défaits, il finit par se lever. La pluie ça le grise,  la brume ça le déprime et ce matin ses souvenirs lui serrent le coeur
Il pense à Maria, à ce premier amour qui lui a pris tout son être et faillit le rendre fou.  Il avait écrit ces mots en confidence à sa soeur : " En réalité, je ne voulais pas m’avouer que je l’aimais, et qu’au fond de moi-même je partageais toutes ses aspirations passionnées ». Aujourd'hui, avec Louise, c'était différent. Elle était de nouveau dans sa vie depuis son retour d'Egypte. Il alla vers la fenêtre, la brume était généreuse ce matin. Les cheminées au loin crapotaient leur fumée dans l'air frais.
Maison de G. Flaubert à Croisset, Normandie.
Rien ne le dérangeait, ce paysage familier le rassurait plutôt. Il vivait à Croisset, maintenant, avec sa mère depuis la mort de Caroline. Il avait quitté Paris où il se sentait comme un oiseau dans une cage afin de regagner la Normandie. Presque jamais, il ne descendait dans le jardin, ayant horreur du mouvement. Parfois, quand un ami venait le voir, il se promenait avec lui, le long d’une grande allée de tilleuls, plantée en terrasse et qui semblait faite pour les graves et douces causeries.



Le cabinet de Flaubert.
Mais ce matin-là, il eut envie de rallumer le feu, plus déranger par l'air humide que d'habitude. Il prit les bûchettes, les disposa dans le foyer et profita des braises de la nuit afin de relancer les flammes. Il regarda le feu naissant et s'assit sur son fauteuil entouré de ce décor qu'il chérissait. Son cabinet était très vaste, n’ayant pour ornement que des livres, quelques portraits d’amis et quelques souvenirs de voyage, des corps de jeunes caïmans séchés, des chapelets d’ambre d’Orient, un Bouddha doré qui dominait la grande table de travail, immobile et divin, et par terre, d’un côté, un immense divan turc couvert de coussins ; de l’autre un admirable buste sculpté par Pradier représentant Caroline.
La disparition de Caroline avait laissé un vide immense dans sa vie. Sa gaité, leur complicité et leur
Brouillon de Flaubert
tendresse réciproque, tout ce que de mieux, un frère et une soeur, pouvait partager, ils l'avaient connu. Il lui avait écrit ses plus profondes confidences. Le feu le réconfortait un peu. Plus que sa chaleur, c'était le crépitement du bois qui lui réchauffait le coeur. Il avait laissé, Emma, hier soir dans les bras de Rodolphe. Elle avait bien résisté à ses premières approches, offensée par son attitude cavalière. Mais voulant fuir sa vie monotone, elle avait fini par croire à ses feux ardents. Un voile se dessina sur le visage de Gustave. Les feux ardents ne brûlaient pas plus, chez Rodolphe, que les brindilles de son foyer. La passion, lui aussi, il l'avait connu, très jeune. Elle lui avait déchiré le coeur.  Cette morsure là, il l'avait écrite d'un trait à ses 17 ans dans son texte mémoire d'un fou. "Lui aussi avait connu ces instants où, grisé de bonheur, introduit dans le secret de l'univers, on s'imagine aimer au-delà du monde et pressentir l'éternité" (citation de Henri Guillemin).


Louise Colet
Aujourd'hui, Louise avait repris place dans sa vie. Mais son amour était très élastique. Elle aimait tout  : ses robes, ses amis, ses poèmes et surtout les hommes de succès à qui elle offrait ses charmes. Lui, le succès, ne l'intéressait guère, elle devait donc l'aimer un peu.
En laissant,  la pauvre Emma dans les griffes de son amant, il sentait au fond de lui un soulagement. En effet, trop de pulsions l'envahissaient, trop de colère encore, trop de colère dont il se libérait en jetant les mots sur le papier. L’écriture était son seul refuge. Il voulait oublier sa jeunesse de débauche, et vider le calice de la tentation par son exploration sur l'abjection humaine. Mais "l'illusion évanouie" laisse en nous son odeur de fée", avait-il écrit quelque part, il laissait ces mots résonner en lui.
 Emma était, pour lui, une créature sensible, seul Léon pouvait vraiment le voir. Sa délicatesse lui apportait du réconfort, de courts moments de grâce, de cette plénitude enivrante que Rimbaud décrirait plus tard ainsi :"la femme est un messager de l'infini, chargée de libérer l'âme humaine de sa prison terrestre pour la conduire, par sa beauté, à la lumière du jour".
Rodolphe, lui, était l'exemple même de l'amant peu vertueux. Mais bercée par ses lectures romantiques dans lesquelles elle retrouvait le comte d'Andervilliers, Emma avait peu développé sa méfiance. Elle pensait que l'amour suivait l'appel de l'âme afin de s'abandonner en réponse dans l'étreinte des corps. C'est sa crédulité qui le touchait, il était si proche d'Emma dans le fond. L'amour amoureux lui avait laissé un goût amer mais un autre type d'amour avait fait son apparition. Il se souvint de ses mots : 
"J’aime beaucoup le son de sa voix. J’ai pris plaisir à le contempler de près, je l’ai regard avec
Victor Hugo
étonnement, comme une cassette dans laquelle il y aurait des millions et des diamants royaux,réfléchissant à tout ce qui était sorti de cet homme, les yeux fixés sur sa main droite qui a écrit tant de belles choses. C’était là, pourtant, l’homme qui m’a le plus fait battre le cœur depuis que je suis né et celui, peut-être, que j aimais le mieux de tous ceux que je ne connais pas."
Ce n'était pas les mots d'Emma décrivant Léon, mais c'étaient les siens, huit ans plus tôt dans une lettre à Caroline. C'était chez Pradier, son ami sculpteur, qu'il l'avait rencontré. Leur amitié n'avait cessé de s'intensifier ces dernières années et l'exil de son ami avait amené dans sa vie un espace de solitude douloureuse. Hugo lui manquait. Il étouffait dans sa vie sous l'empire restauré et il l'avait clairement exprimé dans une de ses lettres adressé à son ami : "L’exil, du moins, vous en épargne la vue. Ah ! si vous saviez dans quelles immondices nous nous enfonçons ! Les infamies particulières découlent de la turpitude politique et l’on ne peut faire un pas sans marcher sur quelque chose de sale. L’atmosphère est lourde de vapeurs nauséabondes. De l'air ! de l'air ! Aussi j'ouvre la fenêtre et je me tourne vers vous.
Victor Hugo en exil à Jersey
Cet amitié l'ennoblissait, le hissait au-delà des mesquineries et de la fantaisie des aléas de la vie. Il y avait là une nourriture sûre et sereine, une écoute attentive qui apaise le tourment.
 En effet, le deuil de Caroline avait fait basculé sa vie. De cela, il n'en parlait jamais, mais parfois les brûlures de son coeur le terrassaient. Il se demandait à quoi bon continuer, et comment continuer à aimer la vie qui ôte la vie. Il oscillait entre l'acceptation et la révolte, ses sentiments là le harcelaient et il aspirait, au fond de lui, à restaurer la paix. Il lisait tout de Victor Hugo, et il trouvait un soulagement incroyable dans ses lectures. Quelque chose de nouveau avait surgi chez lui depuis qu'il était sur son île. Où allait-il pour puiser ses ressources profondes ? Comment trouvait-il le détachement ? Hugo souffrait  aussi terriblement de la mort de Léopoldine. Il connaissait la douleur du deuil. Son courage, sa force, la lumière qui jaillissaient de ses poèmes et surtout sa chaleur et son amour le subjuguaient. Il l'aimait de cet amour fraternel que Saint-Exupéry décrirait plus tard comme "le désir aveugle d'une chaleur", c'était son ami, "un rendez-vous au-delà de lui-même qui ensoleillait sa vie". Il en rêvait, comme on rêve d'être heureux, et il enviait sa sensibilité, sa liberté : "J’écoute passer les grands coups d’ailes de votre Muse et j’aspire, comme le parfum des bois, ce qui s’exhale des profondeurs de votre style. Et d’ailleurs, Monsieur, vous avez été dans ma vie une obsession charmante, un long amour ; il ne faiblit pas".

Ainsi Flaubert aspire-t-il  à découvrir le secret de son ami pour alléger sa monotonie. Mais en même temps qu'il suffoque dans sa vie, il plonge Emma dans l'ennui. Un sanglot permanent est bloqué au fond de sa gorge. Il écrit avec son coeur, il écrit ses plus grandes déchirures mais il les dissimule derrière cette réalité abrupte qu'il relate ainsi pour se venger de ne pas avoir le courage de croire à ses rêves.
Emma Bovary
 Dans un élan incoercible, il finit par écrire une longue lettre à Hugo, en lui exprimant son inévitable basculement vers la fatalité. Emma risque de mourir un 23 mars, à quelques jours de la date de décès de Caroline qui a eu lieu le 19 mars 1846. Il rêve de Victor Hugo, qu'il croyait fini avec cet éloignement mais qui grandit plus que jamais.
De son côté, Victor Hugo, loin de se douter des tourments de son ami, mène une vie solitaire qui lui fait découvrir des mondes inconnus, il plonge dans la dimension subtile et spirituelle de la vie et tend vers l'universel.  Mais le révèlera-t-il à Flaubert ? Le destin d'Emma qui ne tient qu'à une réponse de Victor Hugo pourrait-il basculer ?

Aufélie Blanchard et Native Ellerkamp. 

Ce texte est imaginé cependant la biographie de Flaubert y est exact et les citations de ses correspondances réelles. Nous avons également exploré la video de Henri Guillemin sur Flaubert. Voici les adresses de nos sources :
 https://www.youtube.com/watch?v=H05kpM3oE5w
https://www.youtube.com/watch?v=O7rCIaFiyos&list=RDH05kpM3oE5w&index=2
http://www.amis-flaubert-maupassant.fr/gustave-flaubert/biographie/