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Maison de Victor Hugo à Jersey. |
Une légère pluie était venue rafraîchir le jardin en ce début d'après-midi. Pour
un printemps, l'air était doux sur ce petit bout de terre au large
des côtes normandes, qui l'avait finalement accueilli. Avec soin, il
plia les feuillets à destination de son ami, l’esprit déjà
tourné au-dehors vers le sentier qui partait de la maison et
qui, chaque jour, l’accompagnait dans sa promenade l’après-midi. En marchant, les mots revenaient, trouver une place dans chacun de ses pas :
Mon cher ami,
Je ne crois pas qu'il ait une
issue dans la fatalité. La mort n'est pas une fatalité, le désespoir
oui. Votre Emma souffre d'un mal que vous décrivez appartenir aux femmes
mais qui, en fait, appartient tout autant aux hommes. Elle court
éperdue dans des amours illusoires, mais est-ce condamnable ? L'illusion
fait partie du chemin dans l'amour, mais s'y perdre peut conduire à la folie. Voyez-vous, la vie m'a réservé
bien des épreuves afin d'ébranler, sans retour envisageable, mon
jugement. Je ne juge plus, j'aime ! J'ai vu périr ma fille aînée et je
vois, aujourd'hui, impuissant sombrer ma cadette dans les brumes de son
coeur capturé. C'est humain cette quête de l'amour absolu qui serait
susceptible de remplir tous nos vides intérieurs. On y recherche une
forme de perfection, un amour qui ne pourrait jamais trahir afin
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Sentier méditatif de Victor Hugo. |
d'être
sûr de ne jamais mourir. Mais la perfection n'est pas humaine, elle est
divine. L'amour existe, tout autour de nous, invisible aux yeux ouverts
mais perceptibles aux coeurs sensibles. Chaque arbre, chaque fleur,
chaque nuage et chaque coucher de soleil est un peu de ce nectar divin.
Il suffit de poser son regard immobile sur ces instants éternels pour y
trouver une paix intérieure légère comme l'air et aussi envoûtante que
des lèvres posées sur la coupe d'un délice interdit. J'ai aimé, moi
aussi, jusqu'à m'en rendre fou parfois, jusqu'à trahir aussi afin de
goûter à l'impossible. Et j'y ai trouvé la folle désillusion,
ce désenchantement sans détour qui vous conduit dans une voie sans
issue. Le poison de votre Emma apparaît, pour vous, comme l'ultime
recours pour mettre fin à la torture des chimères qui vous dévorent. Je
vous connais, mon ami, et je vous respecte. Votre amitié est pour moi
aussi un don précieux et de vous savoir en difficulté m'est pénible.
J'entends que vous trouviez dans mes poèmes, récemment écrits, comme une
douceur consolatrice et désarmante. Leur sonorité est inhabituelle et
leur profondeur insondable, n'en soyez pas démuni, ils vivent au-delà de
moi. J'ai, depuis mes années d'exil,
découvert une vie plus solitaire, plus simple aussi et ce dépouillement
m'a tiré vers une humilité plus accessible. Je me suis observé traversé
d'émotions, traverser par mes émotions. Au bord de l'océan, j'ai plongé
dans les profondeurs de ce monde intérieur. Il est immense, mon ami,
riche et infini. Jamais on ne s'y perd, jamais on y est seul et toujours
on y est aimé. On finit par s'y rencontrer enfin, dans un moment
inédit, qui n'appartient qu'à la nuit. Un nuit qui commence par une
absence de lumière, une obscurité enveloppante qui nous fait toucher la
puissance de notre volonté. Mais la volonté n'a ici aucune lueur, elle
éclaire juste l'ego assoiffé de pouvoir qui, s'observant ainsi,
s'attriste de sa pauvre illusion. C'est à genoux devant ce constat
impuissant que l'on sombre traverser par le souhait de s'abandonner au
néant pour ne plus ressentir le goût amer de l'orgueil qui aveugle.
Ainsi, dans cet état de total abandon, vous comprenez le renoncement qui
a le goût du sacrifice. Le divin porteur de la croix apparaît alors comme un salut et derrière sa
croix qui se dissipe, peu à peu, apparaît la lumière. Infinie douceur
irréelle, consolation et amour sans nom. Cet amour là ne peut être
nommé, il se vit de dedans et ne s'oublie jamais. Il est éternel.
Voudriez-vous, mon ami, privez votre tendre Emma, de cet instant de
grâce ? Lui offrir la vie, c'est vous ouvrir la porte de sa confiance
infinie. Le monde invisible est, pour moi, aujourd'hui fraternel. Peu de
gens savent ce qui se passe ici. Mais, confiant de notre intimité
partagé, je dois vous révéler que j'ai fait ici l'expérience de la vie
après la mort par des séances de spiritisme. N'imaginez pas que ma
fascination pour cette nouveauté à la mode ait égaré mon entendement,
bien au contraire, elle n'en a que mieux aiguisé mes sens. Riche de ces
émotions qui me traversent et transportent ma plume, j'ai écrit nombre
des poèmes de mon recueil "les contemplations". Je vous sais attentif à leur lecture, et je vous sens frustré par ce
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Victor Hugo, Jersey. |
mystère
que vous ne pouvez saisir de là-bas. Mon ami, de grâce, croyez mes
mots, ce ne sont pas ceux d'un fou mais d'un homme en quête de sagesse.
J'ai cru mourir de chagrin et puis j'ai compris le sens de l'amour qui
se donne à l'infini. Vous me connaissez passionné et aimant, j'ai besoin
à mes côtés de Juliette qui me soutient et m'éclaire, ai-je pour autant
délaissé Adèle. Non, je la respecte mais son coeur l'a emporté vers
plus de chaleur. Et récemment, j'ai reçu une lettre bouleversante de
Louise Michel*. Au début, je n'ai pas
compris le sens de ses mots et j'ai souhaité les ignorer. Mais
la vie m' a rattrapé et devant la folie grandissante d'Adèle enliser
dans un amour sans espoir et sans issue, j'ai compris. Il y a parfois
des liens qui ne sont pas rationnels, nos âmes dans ce monde doivent
cheminer. Mais peuvent-elles le faire sans amour ? Je ne le crois pas.
L'amour inconditionnel en est l'essence, et chaque être a besoin de se
sentir aimer sans crainte. Les mots de Louise Michel auraient pu, en
d'autres temps me terrifier ou m'exaspérer. Mais aujourd'hui ce n'est
pas le cas, je préfère en comprendre le sens profond. Que trouve-t-elle à
travers moi ? La force de croire en sa destinée. Je m'interroge sur
l'avenir de la femme dans notre monde et je crois que nous sommes loin
d'avoir compris à quel point nous avons besoin de mêler nos essences
profondes pour refondre ce monde. Sans la femme, cher ami, nous ne
pouvons saisir la partie subtile et sensible de chacun de nous et grâce à
elle nous pouvons non seulement la rencontrer mais aussi l'a laissé se
déployer. Cette partie de nous porte notre foi en la vie, elle nous lie à
l'invisible, à son entendement et à sa
collaboration. Elle met fin à la fatalité du destin.
Aussi,
voilà pourquoi, je me permets de vous adresser ces quelques lignes
alors que vous terminez votre roman. Loin de moi, l'idée d'intervenir
dans sa destinée, mais je me devais de vous informer de ce qui vit en
moi et qui vous attire tant afin que vous ayez la possibilité de faire
un choix conscient dans le destin d'Emma, si prêt du vôtre et de cette
transformation profonde, salutaire et salvatrice à laquelle vous
aspirez depuis longtemps maintenant.
Depuis l'autre côté de l'océan, je vous envoie mes meilleures pensées et je vous tends une poignée de mains chaleureuses.
Votre ami sincère, Victor Hugo.
(Cette lettre est entièrement imaginée)
Lettre de Louise Michel à Victor Hugo. ( Cette texte est une vraie lettre de Louise Michel et leur correspondance a été réelle)
* "Ô non, la lettre que je vous ai écrite
ne sera pas la dernière, comme je vous le disais dans un de ces instants
de découragement où je doute de tout, excepté de vous. Aujourd’hui, je
me sens de la force et du courage et je crois à ma destinée. Que ce soit
orgueil ou pressentiment, qu’importe, je vous le dirai, car je ne
voudrais pas qu’une seule de mes pensées fût un secret pour vous.
N’êtes-vous pas un frère pour moi, Hugo, et plus qu’un frère, car nous
n’avons qu’une âme. Je voudrais vous remercier encore de m’avoir dit de
vous écrire souvent, à vous qui avez tant d’autres préoccupations que
mes lettres. J’ai mille choses à vous dire et je ne trouve qu’un seul
mot pour tout cela, j’ai bien le droit de vous le redire, moi qui me
suis donnée à Dieu pour toujours, c’est comme si un habitant de l’autre
monde venait de la tombe ou du ciel vous répéter, frère, que je vous
aime, parce que vous êtes généreux et grand au milieu de tant de
caractères hideux. Ah, vous ne savez pas combien vous êtes grand, même
aux yeux de la calomnie. J’ai le droit aussi de vous le dire, moi qui
vous ferais de même des reproches si j’avais des doutes.
A bientôt, car, si je ne vous écrivais pas, je ne pourrais supporter la vie."
Aufélie Blanchard, Native Ellerkamp, Sylvia Uro.